vendredi 13 septembre 2013

Ce chemin qui est le mien ...


Longtemps je me suis sentie toute seule dans cette allée, toute seule sur cette route de sable bordée, toute seule dans ma tête et dans mon coeur.
Les amis ne manquent pas, ni l'amour, ni les miens, mais je reste, toute seule, comme cette petite fille qui ne comprenait pas à quoi ressemblait sa vie, comme cette adolescente qui rugissait de sentir qu'on lui avait tout pris ...
Est-ce qu'on peut décrire le sentiment de solitude qui vous tombe dessus quand tout s'effondre, quand le château de cartes, déjà ô combien branlant, finit par s'aplatir autour de vous dans une absence totale de fracas extérieur ?
Mais à l'intérieur, ce cri, cette révolte, cette haine, cette angoisse, ce souffle qui meurt, qui meurt avec elle, je ne crois pas pouvoir un jour vraiment bien le décrire.
Je me souviens de cet appel, il était tôt, je dormais encore et une de mes amies avait passé la nuit avec moi.
Je me souviens que mon père, lui, était parti pour son boulot, à l'étranger, difficilement joignable.
On lui avait dit "vous pouvez y aller monsieur elle est stabilisée, il ne va rien se passer dans les prochaines journées".
Et il était parti.
Mais cette sonnerie qui m'a tirée du sommeil, je ne l'oublierai jamais je pense.
"Il faut venir madame (madame ! j'avais à peine 18 ans ...), votre mère est en train de mourir c'est la fin ...".
Je me souviens du trou noir qui s'est ouvert sous mes pieds, de la boule qui s'est immédiatement coincée dans ma gorge et de mon amie qui a tout de suite compris.
Je me souviens que j'ai sauté dans la voiture (je m'étais sans doute habillée ? peut être, sans doute, la mécanique avait fait ça pour moi je ne sais plus) et que j'ai foncé.
J'ai foncé comme si ma vie en dépendait, foncé comme si sa vie en dépendait.
J'ai doublé des voitures sans regarder où j'allais, j'ai pris des risques fous, à peine titulaire de mon permis j'ai conduit ce rallye dont par miracle sans accident je suis sortie !
J'ai couru vers la section neurologie, à en perdre haleine, comme si j'étais seule au monde, je ne voyais plus rien, je n'entendais plus personne.
Et je ne le savais pas, mais je l'étais déjà, seule au monde ...
Car quand j'ai franchi la porte de sa chambre, je l'ai vu.
Un corps.
Un corps allongé sans mouvement.
Un corps allongé sans vie.
Le corps de celle qui m'avait mise au monde.
Le corps de ma mère.
Son visage était entouré de bandages et l'infirmière a tenté de m'expliquer gentiment que c'était fini, qu'elle s'était éteinte paisiblement dans la nuit.
La veille, j'étais restée avec elle juste une heure ou deux et puis j'avais voulu partir, j'avais eu envie de voir du monde, de m'extraire de cet endroit ... A 18 ans tu ne peux pas rester plus de 2 heures par jour dans un hopital depuis des semaines je crois, au bout d'un temps la vie t'appelle, du moins c'est ce qu'il te semble ...
Mais j'ai mis plus de 20 ans à me le pardonner.
Durant des années, il m'arrivait de rêver qu'elle n'était pas morte, qu'elle m'appelait pour me dire :"Mais je ne suis pas morte, et toi, toi tu ne viens plus me voir !! Pourquoi ??".
Est-ce qu'on peut partager toute cette merde là ?
Est-ce qu'on ne se sent pas nécessairement seul avec cette souffrance là ?
De cette journée, il me reste des bribes, par moments des souvenirs très précis, et puis, au milieu, des trous noirs.
La mémoire, sélective, transformant à sa guise, torturant mon coeur et mon âme parfois ...
Je me souviens de ce cri de bête aux abois que j'ai poussé dans le couloir de l'hopital, je me souviens de mes larmes d'animal traqué, je me souviens d'une infirmière qui me disait "calmez vous, ça va aller". Mais qu'est ce qui va aller ???
Je me souviens sortir de là assommée, comme un boxeur qui vient de perdre le match le plus important de sa vie.
Sortir avec un sac contenant ses derniers vêtements, un sac poubelle, je m'en souviens, c'était tellement atroce, pourquoi ont-ils fait ça ???
Je me souviens que j'ai dû rentrer chez moi, et tenter de prévenir mon père qui était injoignable.
Et que, en son absence, en bon petit soldat bien dressé et apte à tout sur le papier, je me souviens que j'ai appelé toute ma famille pour les prévenir de la mort de ma mère.
Tous, les uns après les autres, en cochant ma petite liste de noms, je les ai appelés.
Je me souviens aussi d'un homme que j'ai rêvé de tuer, plusieurs nuits d'affilée.
Cet homme, c'était le responsable de l'internat dans lequel mon frère résidait, un lycée militaire, une ambiance rigide et froide.
Mais plus que je n'aurais pu l'imaginer.
Je me souviens avoir appelé cet homme et lui avoir demandé de parler d'urgence à mon frère. Je voulais qu'il me le passe. Je voulais être celle qui lui annoncerait. Je voulais que la peine et la douleur nous soient laissées, au moins cette toute petite intimité, je voulais juste un peu de dignité.
Mais lui ne voulait pas.
Il voulait savoir.
"Pourquoi voulez vous lui parler ???"
J'ai tenu ma gorge, j'ai retenu mes larmes, j'ai expliqué pourquoi, et pardessus tout j'ai expliqué que je voulais lui dire, moi, et personne d'autre. C'était déjà si dur.
J'ai attendu.
Et puis j'ai entendu.
"T*******t ! Votre soeur au téléphone ! Grouillez vous, elle veut vous parler. Votre mère est morte".
Le sol s'est dérobé sous mes pieds, j'ai découvert en une fraction de seconde la haine à l'état pur, je crois que mon frère aussi aurait pu le tuer si ses amis ne s'étaient pas interposés.
Est ce qu'on peut se sentir autre chose que seule quand l'enfer vous ouvre ses portes par une pourtant si belle journée ?
Je venais d'avoir 18 ans, et je pense que tu me croiras si je te dis que ce jour là, une immense partie de moi est morte avec elle, et que je me suis sentie seule, à tout jamais ...




Crédit photo : Bob

24 commentaires:

  1. Oh ma Bob...

    et quelle abominable attitude gratuitement dégueulasse

    je te serre fort dans mes bras

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    1. Merci ma belle !
      Il y a quelques années, j'ai demandé pardon à mon frère, parce que le pire c'est que je m'en voulais de la façon dont ça s'était passé ...
      Des enfoirés, des rats crevés, des franchement franchement mauvais, j'en ai croisés quelques uns mais celui-là était vraiment un des pires ...

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  2. Oh pétard...
    Que dire... que dire...
    Comme tout cela est violent et aride,
    comment on apprend si tôt à subir et à encaisser... je remonterai le blog Bob pour lire certainement d'autres fractions pour tout comprendre... la mort de sa propre mère c'est pour moi quelque chose de si inimaginable mais ce cauchemar de la solitude, du couloir blanc, de l'impuissance à pouvoir serrer dans ses bras ce qui vous reste de famille...
    Oh comme les jours qui ont suivi cette fin doivent s'additionner en faisant toujours autant de bruit (comme les pièces qui tombent dans une tirelire une à une)... j'espère Bob que tu as fait la paix avec toi même (pardon si je te tutoies du coup), que tes familles (de sang, de coeur et celle que tu as construite) t'aident quotidiennement à te pardonner à toi-même... on est si dur avec soi-même, surtout quand on est jeune adulte et surtout quand la vie est en jeu...
    J'ai hâte de te rencontrer Bob, hâte et d'autant plus peur aussi parce que ces mots si bien tournés, posés, entremêlés sont si forts que je me sens toute petite...
    De kisses quand même... des kisses oh oui!

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    1. Merci merci merci pour tes mots !
      J'ai fini par me pardonner, avec le temps, et ne t'inquiètes surtout pas : moi aussi je me sens toute petite, alors on sera deux on pourra se donner la main ...

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  3. coeur avec les doigts et hug virtuel
    ps : et tartare thai aussi
    ps2 : demain on s'en met une et on dit toutes les pires insultes pour ce sale con de militaire

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    1. Le tartare thai c'est mon petit bonheur avec toi <3 !
      Je te sais tout près même quand tu es loin ...

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  4. C'est prodigieusement émouvant et dur. Et violent.
    Je comprends le coup des rêves. Cela fait 22 ans que mon frère, mon âme soeur, que lui est parti et je rêve encore de lui, encore jeune comme quand il était avait de mourir, il vient me voir en me disant "j'étais en voyage, je reste pas longtemps, mais on peut aller faire un tour".... Les matins où je fais ces rêves, il est inutile de m'adresser la parole. Je suis un petit tas de cendre à l'intérieur...
    Et la vie reprend.

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    1. "Les matins où je fais ces rêves, il est inutile de m'adresser la parole. Je suis un petit tas de cendre à l'intérieur..."
      Tu m'as fait un électrochoc Blonde, c'est tellement exactement ça !!!
      Mais tu as raison aussi sur le reste : "Et la vie reprend" !
      Merci pour tes mots si justes
      xxx

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  5. C'est bouleversant de te lire mon Bob... la vie est si dure parfois... mais la mort fait partie de la vie... ce qui est extrêmement difficile, c'est d'accepter ! Et puis, toutes ces souffrances que l'on porte, ces épreuves atroces que l'on traverse et qui nous prennent par surprise, elles nous aident aussi à nous construire et à rebondir ! <3<3<3 Bizettes de ton Haudette

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    1. Je sais que tu sais et je sais que tu es toi aussi une boule magique, qui rebondit, rebondit, rebondit ...
      On le fait, on avance, c'est une évidence on a pas assez d'essence pour faire la route dans l'autre sens ;) !
      A ce soir ma poule ...

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  6. je n'ai pas de mots juste une infinie tendresse pour celle qui a écrit ses mots si boulversants
    Love
    Mu

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    1. Un immense merci Mu !
      On se rate ce soir mais on n'a pas dit notre dernier mot j'espère ;) !
      Je t'embrasse
      Bob

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  7. Moi, je connais des routes comme celle-ci, dans la Bretagne du Chouchou, et je sais qu'au bout, il y a l'océan furieux et vital. C'est un peu couillon... mais c'est vite un peu couillon ce qu'on peut répondre à un texte pareil. Je sais quelle grande personne rare est devenue la petite fille perdue. Furieuse et vitale ! On t'aime Bob !

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    1. Furieuse et vitale ça me plaît ça dis donc !
      Merci pour tes mots sur mes maux ...
      Je suis très touchée !
      xxx

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  8. Je n'imagine pas ce que ça fait de voir sa maman sans vie. Je ne peux encaisser même en imagination le choc d'une telle maltraitance (le "maton"... je pense qu'il y aurait largement matière à porter plainte pour de tels faits, aujourd'hui. Ça ne sert pas à grand chose de se le dire, mais si quand même un peu je crois).
    Je peux juste te dire que moi aussi pendant 15 ans j'ai fait ces rêves où la chère disparue revenait, m'expliquait qu'elle était en voyage, qu'on s'était trompé quand on m'avait dit qu'elle était morte... je croyais que c'était parce que je n'avais pas vu sa dépouille. Deuil impossible de ma meilleure amie.
    Je lis ce texte deux jours trop tard pour pouvoir te serrer dans mes bras l'air de rien :)

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    1. Tu sais que ton accueil a fait plus que des bras n'auraient pu ... Merci à toi pour tout !
      Ta petite famille est très belle, et pas seulement vue depuis un écran, je tenais à te le dire !
      xxx

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  9. En effet, je te crois sans peine ;-) ou :-((
    Et je réalise quelle chance immense j'ai de n'avoir jamais connu de deuil aussi violent : j'ai eu beaucoup de chagrin à la mort de mes grands-parents et de mon arrière grand-mère, mais c'est dans l'ordre "naturel" de la vie, rien à voir avec le décès prématuré d'un parent, d'un ami ou d'un enfant. Deux grosses alertes avec la maladie d'une soeur, et une énorme épée de damoclès lors de la grossesse de l'autre, mais finalement tout va bien. Ton billet me rappelle à quel point c'est précieux. Merci, et des bises (encore!!)

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    1. Oui, c'est précieux, on l'oublie parfois, moi aussi tu sais, la vie prend le dessus sur tout ...
      Alors souvenons nous, des belles choses, de l'amour, gavons nous de tout ce qui est beau et bon !
      Biz aussi !

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  10. J'ai perdu mon père il y a 3 ans. J'étais donc "grande", avec un amoureux, des enfants, ma maman alors encore solide; j'étais "préparée" aussi: hospitalisé en soins palliatifs, je savais qu'il n'était pas au club Med lui qui ne s'était jamais accordé de vacances.
    Je fus la dernière à le voir, moins longtemps que les autres soirs: un ciné, un restau, la vie quoi...
    Cette nuit, la première depuis de très longs mois, je n'ai pas gardé le téléphone tout contre moi, persuadée que rien ne pouvait lui arriver! Rien!
    Alors quand, au petit matin, ce p***** de téléphone a sonné, c'est ma fille qui a décroché. Ma Sarah de 17 ans.
    Le temps court, le chagrin s'estompe, la culpabilité aussi mais je garde le souvenir effroyable de la terre qui, à ce moment là, s’est arrêtée de tourner.
    Quand ce souvenir viendra de nouveau me brutaliser, je penserai à ton histoire...et je crois qu'il sera plus doux parce que partagé même si on ne se connait pas.
    Des bises.
    Christine

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    1. On est nombreux à l'avoir ressenti, ce gouffre qui s'ouvre soudain sous les pieds, comme dirait Biolay "tant qu'on n'a pas connu le coup de frein" "on n'est pas la queue d'un être humain" ... Si c'est exagéré, je partage tout de même son sentiment que l'on bascule dans le monde des gueules cassées un jour, et que personne, personne ne peut mieux les comprendre que les autres gueules cassées. Tous et toutes avec nos fêlures on se tapit dans l'ombre, on crie en silence ... Je fais le voeu que ce blog nous permette de vider nos valises, pour être enfin plus légers ! Et je vous embrasse, toi et ta jolie Sarah ...

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  11. Alors moi qui viens ici pour me poiler de rire et avoir le sourire quand le client arrive, cet après-midi, en rattrapant mon retard, paf, je me prends ce sublime texte en pleine poire,
    les souvenirs remontent aussitôt et les larmes coulent, coulent...
    Mon Papa est parti quand j'ai eu le dos tourné...
    Quelques nuits plus tôt, je m'étais retenue de frapper un flic au commissariat: il avait refusé de me communiquer le pharmacien de garde alors que nous avions besoin de morphine en piqûres (alors que nous en avions en gélules)
    Et merci à Blonde Paresseuse pour le tas de cendre à l'intérieur; c'est exactement ça

    Merci les filles !

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    1. Chère Sanchone, ton histoire de morphine m'en rappelle tant d'autres, je pense qu'on aurait dû frapper ton flic et mon militaire, on est trop bien élevées ça ne nous soulage pas dans ces moments surréalistes que la vie nous propose !
      Les larmes qui coulent c'est du Synthol ça fait du bien là où ça fait mal ...
      Je me permets de t'embrasser, fort !

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