mardi 27 octobre 2015

L'homme qui avait vu le temps s'arrêter ...




Il ne faut pas que je sois en retard.
Ca avait été mon premier réflexe.
Ma pensée zéro de la journée.
Le réveil avait sonné ce mardi là et je m'étais préparé mentalement.
La semaine précédente, il y avait eu le rendez vous chez le médecin généraliste, le suivi classique pour mon rein un peu fragile mais en bonne forme quand même.
La routine bi annuelle quoi.
J'avais attendu une bonne heure dans la salle d'attente du docteur Gendron.
Magazines fanés des années 2000, sièges inconfortables, patients impatients.
Il avait passé la tête dans l'entrebâillement de la porte de son bureau et avait prononcé mon nom.
Je m'étais levé, sans inquiétude, et j'étais entré.
Examen de routine, projection sur l'avenir, rien de grave en somme.
Il avait examiné mon corps, relu mes résultats d'analyse, et il avait juste dit qu'il aimerait avoir une petite échographie de tout ça.
Il avait donc décroché son téléphone pour m'obtenir un rendez vous rapide à l'hôpital.
M'avait demandé de faire exactement le même appel en sortant de son cabinet, afin de confirmer.
Il me restait deux jours avant la date prévue.
Deux jours à me questionner un peu mais sans plus.
Et donc c'était ce mardi, là, ce matin là, ce jour là.
Encore abruti des heures de la nuit, je m'étais levé doucement.
Sophie dormait encore à mes côtés, insensible à l'alarme feutrée qui s'échappait de mon portable.
Elle s'est tournée mollement.
Le drap m'a offert une vue de son épaule et un peu plus.
J'ai souri.
J'ai remonté le drap rapidement, et je suis sorti de la chambre.
J'ai enchaîné.
Gestes quotidiens, mécaniques.
Lancer la cafetière.
Sortir le beurre du frigo.
Réveiller les enfants.
Prendre une douche brûlante.
M'habiller.
La vie quoi.
Et puis partir, retrouver le bureau.
En ces jours de canicule, bénir le temps des immeubles climatisés.
Travailler toute la matinée, ne pas la voir passer, ne pas pourvoir penser.
Et puis soudain, midi.
Il était déjà temps de me rendre à Robert Debré.
J'ai fait le trajet à pied.
Il faisait une chaleur à crever.
Je suis arrivé dans le dédale hospitalier.
Longs couloirs glauques.
Silence.
Absence de vie.
Absence de vies.
Absence d'envie aussi.
J'ai enfin trouvé la bonne aile, la bonne salle.
Je me suis assis sur les sièges en métal troués.
Inconfortables.
Les tables étaient vides, au point que j'aurais même été heureux de trouver un vieux Paris Match à me mettre sous la dent.
Je devais me présenter à l'assistante du Professeur Schuller mais l'assistante avait dû partir pour déjeuner.
Tout était désert.
Le médecin a ouvert la porte d'un coup sec et m'a fait entrer.
Elle a pris le courrier de mon médecin sans me jeter un regard et l'a ouverte pour la parcourir.
Moi je me suis assis bêtement, et je l'ai dévisagée.
Elle était belle.
Une femme de 40 ans peut être.
Suédoise d'origine sûrement.
Grande, sportive manifestement.
Un ravissant décolleté sous la blouse.
J'aurais aimé rêver à son corps un instant.
Mais elle m'a vite ramené à la réalité.
"Nous allons faire cette échographie du rein tout de suite" a-t-elle dit.
"Déshabillez vous".
Je me souviens m'être senti gêné.
Gêné de me déshabiller devant une si jolie femme.
Mais je me suis exécuté.
"Non gardez vos sous-vêtements" a t-telle ajouté alors que j'étais sur le point de me mettre totalement à nu.
"Et allongez vous".
Sur la table, ce bout de papier stérile qui pique la peau.
Sur le corps, le gel froid et gluant.
Et puis le passage de la machine sur mon flanc, sur mon dos ...
Geste répétitifs, elle cherche, cherche, cherche.
Elle insiste.
Revient sur une zone.
Fronce les sourcils.
Insiste encore un peu.
Puis range le matériel.
Me donne froidement un vieux papier tout rêche pour m'essuyer.
Me demande de me rhabiller.
Et d'attendre dans le couloir.
Elle a ce regard fermé.
Celui qui dit "merde j'ai trouvé quelque chose".
Celui qui te fait penser que ta journée ne va pas se dérouler comme tu l'imaginais.
Mais j'obéis.
Con et poli.
J'attends.
Dans ce hall froid et impersonnel, j'attends et j'entends.
Les voix.
Les voix dans ma tête.
Celles qui me disent les mots que je ne veux pas entendre.
"Tu vas mourir".
"C'est un cancer".
"Tu sais que c'est grave".
"As tu seulement embrassé ta femme ce matin ?"
"As tu dis à tes enfants combien tu les aimais ?"
"As tu serré les mains des amis, rappelé ceux qui te manquaient ?"
"As tu oublié ce putain d'essentiel, bouffé par le quotidien monstrueux ?"
Les minutes sont devenues des heures.
Les heures des mois entiers.
Le tic tac de la pendule au dessus de ta tête.
Et pourtant les aiguilles qui ne bougent pas.
Le temps qui s'est arrêté.
Et puis soudain, elle est sortie.
Le médecin est sorti de son antre.
Et elle m'a dit ces quelques mots.
"Il y a quelque chose d'anormal sur votre échographie."
Le ciel s'est abattu sur ma tête.
Mon coeur de battre s'est arrêté.
Les battements de mon pouls ont pris tout l'espace sonore de mon cerveau.
Tout.
Boum. Boum. Boum. Boum.
Toute la place.
Je n'ai entendu le reste de ses mots que dans un bourdonnement lointain.
"Une masse. Anodine ou sévère. Devrez faire des examens complémentaires. Etonnée que vous n'ayez pas de douleurs. Dois vérifier quelque chose avant tout. Ne pas vous inquiéter. Mais prendrons rendez vous rapidement pour un contrôle. Devrez vous surveiller".
Elle m'a planté là.
Avec mon coeur en bandoulière.
Je suis resté debout au milieu de cette salle pleine de sièges vides.
L'horloge a continué à tourner.
Sans doute.
Je ne sais pas.
Je ne sais plus.
Je ne ressentais plus rien.
Je ne réalisais pas.
J'étais anéanti.
Je me suis laissé tomber sur une des ces atroces chaises métalliques, aussi métalliques et froides que le goût amer qui avait envahi ma bouche.
J'ai pris ma tête entre mes mains.
Et je me suis autorisé à pleurer.