Je me levais le matin pour aller au lycée.
Parfois, la nuit avait été agitée.
Aujourd'hui je sais, pour avoir eu des enfants, que les nuits peuvent être agités de pleurs, de besoins de consolation, d'appels à l'aide ...
Mais à 17 ans, en fait, je le savais déjà.
Quand mon père s'absentait, j'étais toujours "de garde".
J'étais seule avec elle.
Je dormais avec elle.
Pour être là, au besoin.
Car la nuit, souvent, elle avait besoin d'aide.
Elle avait mal.
Elle avait besoin d'aller aux toilettes.
Elle n'arrivait plus à respirer.
Alors je me levais.
Et j'enchainais les soins.
Au choix : anti-inflammatoires puissants, bassin, aspirateur électrique de mucosités ...
De longues minutes, pour elle comme pour moi.
Et le matin, je me levais pour aller au lycée.
Pas toujours bien fraîche il faut l'avouer.
Pas souvent concentrée sur ce qu'il s'y passait.
Parce que parfois, aussi, la personne qui devait venir me relayer avait tardé à arriver.
Alors j'étais en retard.
Parfois même, je n'y allais pas.
Parce que les personnes que mon père avait engagées ne se présentaient pas toujours pour venir s'occuper de ma mère.
Mon père était déjà parti bosser.
J'étais sensée assurer la transition entre son départ et leur arrivée.
Mais quand personne ne venait ?
Ma mère était tétraplégique et ne pouvait plus parler ni s'alimenter seule.
Je n'ai pas besoin de te dire que je restais ...
J'appelais tous les amis de mes parents, tous ceux qui pouvaient venir me relayer.
J'appelais mais j'avais honte.
J'appelais en ayant l'impression de mendier.
J'appelais avec au bord des lèvres cette vieille nausée.
Et quand une solution était enfin trouvée, je filais au lycée.
"Va chercher un billet !" me braillait le surveillant, maussade.
Et j'allais, penaude, épuisée, chercher mon putain de billet.
"Motif ?" demandait la responsable du bureau.
"Je ne me suis pas réveillée".
Oui, bien sûr, je mentais.
Tu crois quand même pas que j'aurais pu dire la vérité ?
J'avais essayé une fois.
Une seule fois.
J'étais allée parler à la CPE de ma situation familiale.
Je lui avais expliqué que c'était "compliqué".
Cette pudeur quand même ...
Compliqué !
C'était l'enfer en fait, mais comment le nommer ?
"Compliqué" c'était tout ce que je pouvais avouer.
Je l'avais croisée un jour dans un bus, cette CPE, alors que j'allais passer mon mercredi après midi à l'hôpital pour tenir compagnie à ma mère.
Elle savait donc.
Et elle aurait pu essayer de m'épargner les humiliations au lycée.
Elle ne l'a jamais fait.
Au conseil de classe de terminale, malgré mes notes franchement pas mauvaises (étonnamment), je m'étais fait tacler pour de nombreuses demi-journées d'absences.
Le proviseur s'était manifestement régalé.
"Vous n'êtes vraiment pas assidue Mademoiselle T.".
J'étais déléguée de ma classe.
Je lui faisais donc face ce jour là.
J'ai tout pris en pleine gueule.
Il ne m'a rien épargné.
Les moqueries.
Les sarcasmes.
Les clichés.
C'était facile de m'imaginer en vrille : j'étais maigre comme un clou, j'avais des cernes épouvantables, je ne venais pas régulièrement au lycée.
Le prototype de la fille qui fume du shit en forêt et qui va décrocher scolairement.
Personne ne lui avait dit.
Personne n'avait jugé utile de transmettre l'info.
De cette ado épuisée.
De cette jeune fille désespérée qui s'accrochait pour ne pas lâcher.
Qui priait pour pouvoir venir au moins une heure dans ce lycée reprendre un peu de forces auprès de ses copains.
Tout pour ne pas passer la journée seule enfermée avec elle.
C'était tellement dur.
Physiquement.
Moralement.
Une mort lente sous mes yeux.
Un quotidien aussi statique que violent, et moi totalement impuissante.
Franchement m'enfuir c'était vital par moments.
Heureusement il y a eu quelques bulles.
Quelques heures volées à ma condition d'esclave de cette vie de merde.
Pourtant j'ai honte, j'ai vraiment honte de me plaindre.
Car elle, elle n'a jamais pu s'en échapper de cette vie, qui était plus dure pour elle que pour n'importe qui.
Mais parfois, parfois, pardon maman, parfois je n'en pouvais plus ...
Alors je les savourais, ces moments où je pouvais m'échapper.
Comme ce merveilleux après midi à rêver avec Mickey.
A être une enfant, un peu, pour 4 heures seulement ...
Ils ne le savent pas, Dingo et Pluto.
Ils ne le savent pas mais dans leurs mains il y a une fille en liberté conditionnelle.
Une fille qui sourit pourtant.
Mais qui sait que toute cette joie ne va pas durer.
Et que demain, encore, il va falloir recommencer à lutter.
Crédit photo : Y.A. (Que sa route soit pleine de lumière et d'amour, à lui qui m'a bcp donné quand je n'avais pas grand chose à offrir ...)