mardi 31 mars 2015

Une ou deux histoires d'amour ...



Lorsque le téléphone avait sonné ce lundi-là, Martine était en train de lire, une tasse de café fumante dans la main gauche.
Sans relever le nez, elle avait tendu le bras droit et décroché.
« Gendarmerie de Saint Saphorien Madame. Nous vous appelons au sujet de votre père ». Elle avait immédiatement posé la tasse, la bouche sèche, le cœur serré.

« Qu’est-il arrivé à mon père ?» avait-elle demandé d’une voix inquiète, imaginant tout de suite un drame.
« Madame, votre père va bien, mais je dois vous informer qu’il a été arrêté par nos services et risque la mise en garde à vue pour conduite dangereuse et insultes à agent dans l’exercice de ses fonctions ».

Martine laissa un silence envahir le combiné du téléphone. Son père ?
En garde à vue ?
A 85 ans ?

Cette histoire lui paraissait invraisemblable.
Et conduite dangereuse sur la voie publique ?
Mais ... il avait cessé de conduire depuis l’an dernier !
Elle s’était suffisamment battue avec lui à ce sujet, elle avait même fini par lui imposer de vendre la voiture, pour être sûre qu’il ne la reprendrait pas dans son dos.
« Je n’y comprends rien » articula Martine, un peu hébétée.
« Ecoutez Madame, c’est assez délicat comme problème et on n’a pas trop l’habitude de gérer ça ... C’est juste que comme on connaît bien votre papa, on ne voudrait pas qu’il ait trop d’ennuis voyez-vous ».
Elle ne voyait pas non, et plus cette conversation avançait, moins elle comprenait justement.
Et tout ça commençait d’ailleurs à l’agacer.
« Pourriez-vous en venir au fait s’il vous plaît, ou va-t-il falloir que je descende à Saint Saphorien pour régler cette histoire ? »
« Ne le prenez pas sur ce ton Madame, je vais vous expliquer. En fait, depuis plusieurs semaines, nous avons régulièrement récupéré votre père sur la voie publique, au milieu de la chaussée. A chaque fois, on l’a sermonné, et il a promis de se calmer. Mais aujourd’hui, c’était la fois de trop et on lui a expliqué qu’il fallait vraiment qu’il arrête. Il s’est mis en colère, il a dit qu’on ne comprenait rien à rien, et le ton a fini par monter avec un de nos agents ».
« Mais enfin ça n’a pas de sens ! » s’était écrié Martine, « que faisait-il au milieu de la route ? ».
L’agent marqua une pause puis répondit lentement.
« Du stop, Madame ». « Il faisait du stop ».
Martine éloigna le téléphone de son oreille et le regarda un instant, incrédule.
Un canular.
Ce n’était pas possible autrement.
Quelqu’un lui faisait une blague (stupide au demeurant).
« Bon, maintenant ça suffit » se fâcha-t-elle. « Raccrochez et ne me rappelez pas, je n’ai pas de temps avec ce genre de bêtises ! ».
« Mais Madame ... »
« Non, je vous dis que ça suffit là les âneries ! ».
« Madame ! A un officier de l’ordre public ! Un peu de respect je vous prie ! ».
Elle se tut.
Le ton était trop parfaitement celui du gendarme au bord de la crise d’’autorité.
Plus vrai que nature.
Ca ne pouvait pas être un acteur ... encore moins un de ses amis.
Elle se résolut donc à écouter à nouveau.
« Voilà toute l’histoire », continua le gendarme un peu calmé. « Tous les jours, vers 14h, nous sommes contrains de demander à votre père de ne pas importuner les automobilistes, et de cesser de faire du stop sur la voie publique ».
Martine n’en revenait pas.
« Mais ... Du stop ? A son âge ? C’est insensé ... Et où va-t-il comme ça, tous les après- midis ? ».
Le gendarme marqua une pause et répondit avec douceur.
« Hé bien ... Il va rendre visite à votre maman d’après ce qu’il nous dit ».
Martine était abasourdie.
« Il va ... voir ma mère ? » répéta-t-elle incrédule.
« Affirmatif. D’après le procès-verbal de cet après-midi, il dit précisément «
qu’il a besoin chaque jour que Dieu fait de la voir et de la sentir ». Je vous répète sa déclaration Madame, très exactement ».
« De la sentir ??? ».
Décidément, cette conversation était complètement déroutante pour Martine.
C’était trop.
Trop pour qu’elle puisse reprendre ses esprits.
Elle avait besoin de faire le point.
Elle avait besoin de réfléchir.
Elle avait besoin de parler à son père surtout.
Elle prit donc une décision aussi radicale que rapide.
« J’arrive. Je saute dans ma voiture et j’arrive. Je serai là dans 5 heures. Gardez le avec vous jusque-là s’il vous plaît ».
« Mais Madame !» tenta de protester le gendarme.
Trop tard.
Il articulait dans le vide, ses derniers mots se heurtant à la tonalité symptomatique de l’absence d’interlocuteur au bout du fil ...
Martine, elle, était déjà en train d’attraper son sac, ses papiers, et les clés de la voiture et celles de l’appartement.
Elle laissa un mot bref sur la table de la cuisine.
« Suis partie à Saint Saphorien. Papa a des ennuis. Rentrerai dès que possible ».
Ces quelques explications griffonnées à la va-vite étaient à destination de son mari.
Il ne rentrerait sans doute pas cette nuit, mais au cas où ...
Elle entra dans sa voiture, mit le moteur en marche, et partit.
Elle avait 5 heures de route devant elle.
Tout le temps nécessaire pour penser à cette histoire de fous.
Alors comme ça, son père continuait à aller voir sa mère tous les jours ?!
Elle n’en revenait pas.
Depuis qu’il avait fallu se résoudre à placer celle-ci dans une maison de retraite, elle avait évidemment senti le manque que cela générait pour lui.
Il n’était plus le même homme, errant sans fin dans la maison vide en la réclamant d’un ton déséspéré.
Pour pallier ce manque, Martine avait alors mis en place une sorte de service de voiturage, afin qu’il puisse aller voir sa mère une fois par semaine, le dimanche après- midi.
Les voisins, les neveux, les anciens amis, tout ce petit monde se relayait plus ou moins volontiers pour permettre au vieux monsieur d’aller voir celle qu’il appelait encore « mon adorée chérie ».

Chaque dimanche, sans faute, sur les coups de 11h, il s’habillait avec le plus grand soin.
Il enfilait son costume, son chapeau, ses gants de cuir.
Avant de quitter les lieux, il prenait systématiquement un mouchoir en dentelle dans la table de nuit grise, celle située du côté du lit qu’elle occupait jadis.

Un mouchoir de sa femme.
Ce mouchoir, c’était son talisman.
C’était ce qui lui permettait de tenir sept jours durant.
C’était « sa dose ».
Il la lui fallait.
Il avait besoin, pour affronter la solitude de la semaine jusqu’au prochain dimanche, de pouvoir la sentir.
Pas au sens figuré du terme, non.
Au sens propre.
Il voulait
vraiment pouvoir la sentir.
Ses sens étaient exceptionnellement développés, particulièrement pour son âge avancé, et il avait cette nécessité primale de pouvoir humer le parfum de sa bien-aimée, pour se sentir relié à elle, presque charnellement.
Il lui fallait pouvoir s’imprégner de cette délicate odeur qui, depuis toutes ces années, l’avait accompagné.
Ce parfum subtil qui l’avait marqué presque malgré lui finalement.
Il avait 25 ans quand ils s’étaient connus.
Elle était très belle, « belle comme une fleur des champs » disait-il.
C’était une femme simple, naturelle, franche et douce à la fois.
Elle n’aimait pas la sophistication, elle détestait les parfums musqués.
Elle portait presque humblement cette légère eau de toilette, si printanière qu’il avait, à chaque fois, l’impression d’aspirer une bouffée d’air frais lorsqu’elle passait devant lui. Comme s’il se promenait par une journée ensoleillée dans une prairie verdoyante. Comme si les marguerites et les coquelicots avaient pour lui envahi l’atmosphère.
Il en était fou.
D’elle, et de son parfum, auquel il l’associait inévitablement.
Durant les 60 ans qu’avait duré leur mariage, elle n’avait jamais voulu en changer.
« Ni d’homme, ni de parfum », plaisantait-il souvent.
« Une fidèle, une vraie », ajoutait-il en riant.
Et, par une magie indescriptible, sans nul doute parsemée d’efforts, de heurts et de compromis, leur amour était, après toutes ces années, demeuré intact.
Aussi délicat et fragile que ces fleurs des champs, oui.
Mais ils avaient su se respecter, avancer ensemble, ne pas se trahir.
Ils avaient préservé jalousement leurs sentiments et leurs serments.
Et ils avaient réussi, là où tant d’autres échouent aujourd’hui.
Ils s’aimaient encore.
Vraiment, inconditionnellement.
Malgré la vie qui use, malgré les épreuves et les tourments, malgré les corps qui fatiguent et les rides qui serpentent.
C’est à cela, à tout cela que pensait Martine en regardant défiler les bandes blanches sur le bord de la chaussée.
Eux, ses parents, avaient réussi.
Ils n’étaient pas devenus peu à peu deux étrangers qui se croisaient vaguement le soir dans un lit froid et sans folie et qui faisaient semblant d’être heureux dans les dîners, pour ne pas perturber l’ambiance.

Elle avait changé de parfum mille fois Martine.
Elle y pensait maintenant en soupirant.
Elle avait eu envie de changer d’homme aussi. D’essayer d’autre bras, d’autres corps, d’autres vies. Mais elle n’en avait pas eu le courage.

Ni de rester vraiment, ni de partir pour de bon.
Elle avait composé, elle avait accommodé, peut-être même raccommodé sa vie.
Pour que ça tienne debout, même si c’était chancelant.
Elle vivait toujours avec son mari, du moins si on peut appeler vivre ensemble le fait de partager un appartement.
Mais son couple n’était plus un couple d’amants.
Elle avait continué, oui, mais ...
Sans la douceur d’un amour sincère et partagé.
Sans ressentir le manque qu’on peut éprouver quand l’un part et vous laisse seul dans un grand lit vide et froid.
Sans avoir besoin, ce besoin irrépressible de frotter son nez dans le cou de l’être aimé, pour respirer son parfum, complètement, définitivement addictif.
Elle avait finalement laissé passer le temps, et, du coup, l’avait peut-être perdu.
Quand elle repensait sa vie, elle la trouvait triste et vide.
Ah ce n’est pas elle qu’on arrêterait pour perturbation sur la voie publique, non !
Elle était au fond très admirative.
De son père, encore assez jeune dans sa tête pour braver les interdits et tenter l’aventure chaque jour avec un nouvel automobiliste, réquisitionné par ses soins au feu rouge situé devant le Cocciprix.
De sa mère, qui avait su maintenir la flamme de leur amour intact et qui recevait encore, à 80 ans passés, la visite quotidienne d’un amoureux éperdu.
Ils étaient ... incroyables, oui.
Si elle se sentait au départ en colère contre son père, qui la contraignait à quitter subitement sa vie pour venir régler des problèmes ici, elle était désormais souriante, émue, attendrie.
C’est avec cette tendresse-là qu’elle avait fini par arriver à Saint Saphorien.
Après tout, qu’est-ce qu’elle y connaissait, elle, au grand amour ?
Elle n’avait jamais su l’accueillir dans sa vie.
Elle n’avait jamais su saisir l’homme ni le moment.
Elle était totalement, désespérément incompétente.
Alors que son père était un héros dans ce domaine.
Elle ferait mieux de prendre exemple sur lui au fond.
Enfin arrivée devant la gendarmerie, elle se gara tranquillement, mit le frein à main, et sortit du véhicule.
Et elle entra en souriant rêveusement dans le bâtiment décrépi.
« Je souhaiterais parler à un gendarme que j’ai eu ce matin au téléphone ».
« Oui Madame, qui êtes vous ? »

« Martine Gaudey. C’est au sujet de mon père que vous avez arrêté parce qu’il fait du stop, à 85 ans passés » ajouta-t-elle en riant face au préposé à l’accueil qui la regardait d’un air impassible.
« C’est votre brigadier chef je crois, mais je ne sais plus vraiment », dit-elle encore pour aider l’agent qui lui paraissait un peu fermé.

« C’est moi » répondit une voix chaude dans son dos.
Elle se retourna, et fut saisie sur le champ par la ressemblance.
Elle se trouvait face à un homme de grande taille, encore mince, brun, âgé d’environ 50 ans.
Et ce visage ...
Non ce n’était pas possible ?!
C’était pourtant tout à fait le portrait de son amour d’enfance.
Il la regarda intensément.
Et à la fossette qui se creusa dans sa joue quand il lui sourit, elle comprit alors que c’était bien lui. 


Texte : Bob
Crédit photo : http://ericdexheimer.com/

12 commentaires:

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    1. Ouh mais tu me mets la pression Sanchone ;)
      Pas de suite pour le moment désolée !

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  2. Superbe texte, bravo !
    Doloquica

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  3. Réponses
    1. Merci bcp Combien tu brilles !
      (Ca me fait bizarre mais je ne connais pas ton prénom sorry)

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  4. C'est vrai que ça demande une suite ça.... :)

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  5. La vache Bob, je suis scotchée à mon écran ! (ils vont s'aimer, hein, dis ?!!!)
    Et dis-nous vite steup ;-)

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    1. Mais je ne sais pas quoi te dire Cécile aïe aïe a*ie !
      C'est juste un texte, pas de suite écrite ...
      A toi d'imaginer la suite que tu veux leur réserver ;))

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