lundi 21 septembre 2015

Division "Haine" ?



C'était vendredi dernier.
Ca aurait pu être un vendredi comme un autre.
Mais non.
Je le savais depuis plusieurs jours, ce vendredi là il me faudrait être centrée.
J'avais passé quelques journées tendues, avant, à anticiper le stress de cette date.
Je suis arrivée au commissariat à 10h pile.
Heure de la convocation.
La vieille affaire de moeurs qui remonte à la surface plus de 30 ans après.
L'enquête autour de tout le voisinage pour débusquer le monstre.
La porte du commissariat ouverte, il a fallu monter dans les étages pour rejoindre celle avec qui j'allais partager la matinée.
Couloirs sombres et sales.
Escaliers souillés.
"Des toilettes ?".
"Non madame ce n'est pas possible de vous laisser aller aux toilettes il n'y a que celles pour les agents et celles pour les prévenus".
Pas de soupape pour mon mal de ventre.
La nausée, il faudrait faire avec aussi.
Entrer dans ce petit bureau, s'assoir sur cette petite chaise, en face de cette petite femme.
Pas vraiment chaleureuse, mais pas froide en tous cas.
Carrée.
Rationnelle.
Des questions.
Qui appellent d'autres questions.
Qui appellent encore d'autres questions.
Faire remonter les souvenirs.
Forcer la porte de sa mémoire.
Bulle après bulle, tenter de laisser éclater la vérité.
Le dépôt.
Toute la merde en fait.
Remuer le fond du bocal pour permettre à l'enquête d'avancer.
Ma place est assurément la plus enviable dans le lot de celles qui ont témoigné déjà.
J'ai été la moins touchée.
Dans tous les sens du terme.
Mais cela m'a pourtant marquée.
Les demandes insidieuses pour me faire entrer dans cette pièce avant de la fermer.
L'insistance à me faire me déshabiller pour prendre des photos de mon corps tellement jeune.
Le sourire et les paroles suaves en me montrant celles prises de sa fille de 17 ans, nue sous son objectif.
Le week end entier où mes parents m'avaient laissées là-bas.
L'impossibilité, encore aujourd'hui, de comprendre comment et pourquoi.
La peur.
Durant ces 48 heures, la peur.
Ce sentiment de ce ne pas être en sécurité.
Trouver sur mon oreiller de petite fille de 10 ans un mot de sa main.
Un mot ou plutôt un courrier.
Qui me disait qu'il m'aimait.
Qu'il me disait qu'il était amoureux, ou amoureux de moi.
Parce que j'étais si jolie.
Et que je lui rappelais tellement celle qu'il avait aimée à 16 ans.
Voir écrit noir sur blanc qu'il voulait savoir si moi aussi je l'aimais.
Voir écrit que je devais répondre.
Qu'il viendrait chercher une réponse à ce courrier.
M'effondrer sur le lit, assise ou plut assommée.
Me revoir les mains moites, le coeur battant la chamade.
Me revoir tenter de trouver quoi répondre.
Quoi répondre à ce type de 40 ans qui m'aimait ???
A part qu'il me faisait peur.
A part que j'étais enfermée chez lui jusqu'au dimanche encore.
Répondre que je ne savais pas.
Que je l'aimais bien.
répondre en espérant que ça lui suffirait.
Et trembler.
Tout le weekend, m'enfermer.
Toilettes, salle de bains, me retenir, ne pas y aller.
Fermer à clé.
Tout fermer à clé.
Ces moments là ne sont rien à côté de ce que les autres ont enduré.
Mais ils m'ont longtemps dérangée.
Il a fallu les faire sortir.
M'en affranchir.
Remuer tous ces souvenirs, faire appel au passé.
Convoquer les démons, les voir danser sous mes yeux fermés.
Presque 3h en immersion totale avec moi-même.
Avec mes souvenirs.
La sensation qu'il fallait en passer par là pour avancer.
Pour moi, mais surtout pour les autres.
La femme écoutait, écoutait, écoutait.
Elle a fini par taper une déposition.
J'ai signé.
Echange de numéros pour les besoins du dossier.
Main serrée.
Ferme mais froide.
Et puis redescendre.
Ou plutôt remonter à la surface.
Retrouver le monde des vivants.
Enfin pour quelques instants seulement ...
Après ?
Après il fallait continuer la journée.
Et l'enchaînement était on peut le dire de toute beauté.
Après, je devais aller chercher la tombe de ma mère.
Après, je devais tenter de la retrouver dans ce cimetière, moi qui n'y mets jamais les pieds.
Après, je devais aller voir s'il n'était pas déjà trop tard pour s'en occuper ...

Crédit photo : Bob

6 commentaires:

  1. Des câlins, Bob. J'espère que cette journée a fini sur un chocolat chaud plein de chantilly, parce que sinon c'est un peu trop dur.

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    1. Au milieu de cette journée, il y a eu un énorme gateau au chocolat. Enorme. Et croustillant. Et fondant aussi. Et plein de chantilly. Oui il fallait bien ça. Et ça m'a mis du baume au coeur.

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  2. Témoigner. Au delà de la douleur. Pour que le mal soit montré du doigt, su et non tu. Pour ne pas le laisser moisir.
    Puis comme tu le dis joliment remonter à la surface des vivants... même s'il faut accompagner les morts...
    Bon j'espère que le lendemain a été plus léger...

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    1. Toujours sortir les vilains maux, même si ça passe par des vilains mots. Je ne peux plus reculer, c'est devenu un mécanisme de défense pour moi. Et ça fonctionne pas mal. Merci Le Chat pour ton passage <3

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  3. Quand j'ai lu ton billet la semaine dernière, je n'ai pas pu commenter. La première pensée qui m'est venue : pourquoi a-t-elle dû subir ça (aussi) mais surtout, comment fait-elle ?...
    Tu es une leçon de vie à toi toute seule, Bob. Tu sais ça?
    J'ai l'impression d'être un petit bébé innocent qui n'a rien vécu (à 44 ans, hein?!).
    Ton écriture incarne une énergie et une force vitale incroyables. Dans la douceur et, semble-t-il, l'apaisement. Au moins en partie?...
    T'es trop forte Bob...
    Pour tout dire, je t'admire... Beaucoup... <3

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    1. Pfiou ! Mais je ne sais absolument pas quoi répondre à ça Cécile ...
      C'est tellement gentil, tellement bienveillant !
      C'est trop, vraiment je ne crois pas mériter tous ces mots ...
      Je suis en tous cas très très touchée que tu les ai déposés ici, pour mettre du baume sur mon coeur, saches que ça a fonctionné et que je t'en remercie sincèrement <3

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