jeudi 13 août 2015

La grande table était déjà dressée sous le chêne ...



La grande table était déjà dressée sous le chêne.
La maison était remplie d'enfants.
Ils allaient, venaient, petites histoires et grands secrets.
La chaleur était encore présente malgré les 20h passées, mais elle était devenue plus supportable.
Dîner tard et dehors était comme chaque soir le petit plaisir de l'été.
Se sentir encore un peu libre, encore un peu décalé.
En vacances quoi.
Tout était maintenant prêt, il suffirait de les appeler.
Alors l'un d'entre nous a crié, ce cri familial récurrent : "A table !".
Ca n'a pas été d'une grande efficacité.
Le brouhaha des conversations des grands en bas et le silence des enfants en haut ont persisté.
Et puis tout à coup l'un d'entre nous s'est tu.
"Attendez".
Ca parlait, ça riait, ça continuait.
"Non attendez, taisez vous, tous".
Et là, dans le silence de cette belle soirée d'été, on les a entendus.
Parvenus depuis l'autre côté de la colline.
Glaçants.
Des cris.
Des hurlements plutôt.
Des râles presque animaux.
Ils provenaient d'un homme.
Si on peut encore appeler ça un homme.
Ils s'adressaient à une femme.
"Mais tu vas la fermer ta gueule sale pute ?!"
"Attends, reviens, reviens là, je vais t'arranger moi !".
"Non tu n'es qu'une salope, une grosse salope, une grosse pute !".
"Un jour je vais le faire, un jour je vais te tuer !".
Il éructait.
A s'en briser la voix même.
Face à ses cris, à ses hurlements inhumains, on n'entendait rien.
Un silence effrayant en réponse aux insultes.
Nous étions tous figés.
Aucun d'entre nous ne parlait.
Nos visages décomposés.
Nos mains tombées le long du corps.
Arrêt sur image.
Je ne sais plus qui a parlé le premier.
"C'est le voisin qui vit de l'autre côté".
"Je crois que les enfants l'ont déjà entendu".
"C'est affreux".
"La dernière fois on entendait une femme qui lui répondait".
"Mais qu'est ce qu'on peut faire ?"
"On ne sait pas vraiment ce qu'il fait".
"Peut être qu'il crie beaucoup mais ne passe jamais à l'acte".
"Et puis si on fait quelque chose, elle va peut être subir encore pire à titre de représailles".
C'est cette dernière phrase qui m'a sortie de ma torpeur.
A l'intérieur de ma tête, depuis les 10 minutes que cette scène atroce avait duré, j'avais déjà imaginé tant de choses.
Je voyais la femme prostrée.
Je ressentais presque la violence des mots, la violence des coups.
Je l'imaginais tenter de se recroqueviller pour y échapper.
Je l'imaginais cacher sa tête tant bien que mal sous son bras, avec son coeur qui battait la chamade, avec cette peur viscérale qui la tenait.
Sans défense.
Ca hurlait à l'intérieur de mon crâne.
"Mais bordel elle est sans défense !".
J'ai fini par ouvrir la bouche.
J'ai fini par dire ce que j'en pensais.
J'ai parlé des chiffres.
Une femme sur dix en France est victime de violences conjugales.
Ils m'ont regardée, un peu estomaqués par cette information.
C'est vrai qu'on le sait, sans forcément y penser.
C'est vrai qu'on écoute, sans oser s'en mêler.
C'est vrai qu'on a peur, qu'on se dit que ça ne nous regarde pas.
Les enfants étaient finalement descendus, eux aussi figés dans une même inquiétude.
On les a renvoyés vers la télévision.
Qu'ils entendent des conneries plutôt que de la violence pure.
Les adultes en étaient encore à se regarder, à réfléchir.
Les cris s'étaient tus finalement.
Accalmie dérangeante.
Bonne ou mauvaise augure ?
Et puis une voix dans ce silence, enfin.
"Si demain on voit un fait divers dans le journal, aucun de nous ne pourra se le pardonner, vous le savez".
Bien sûr, nous le savions tous.
Il fallait juste le déclic pour sortir de l'incrédulité.
Alors on a fait la seule chose qui nous paraissait sensée.
On a appelé à l'aide.
On a appelé les flics.
Ils sont venus après 15 minutes interminables de silence sur la colline.
Elle était peut être morte.
C'est ce que je me disais.
Morte sous les coups et la rage de celui qui avait un tel besoin d'évacuer la violence qui le rongeait.C
Comme un cancer de l'âme.
J'étais tétanisée.
Quelques minutes plus tard, le téléphone retentissait.
C'était eux.
Ils y étaient allés.
"Ne vous inquiétez pas, une simple dispute par téléphone, il n'y avait personne au domicile après le propriétaire, un peu aviné".
Et puis voilà.
et puis c'est tout.
On ne peut rien faire de plus pas vrai ?
Une femme est harcelée, menacée, violentée.
Cette fois là, c'était au téléphone.
Mais celle d'avant ?
Celle d'après ??
Et quand  bien même, quand bien même ce ne serait que par téléphone ?
De quel droit, de quel putain de droit un homme a-t-il le droit de traiter ainsi une femme, sa femme, de l'abreuver d'insultes, de l'agonir de cris, de haine ?
Tout le monde s'est finalement mis à table, soulagé, content de ne pas être resté sans rien faire.
Je comprenais.
Je comprenais cette sensation de se dire qu'au moins on n'a pas été complices, qu'on a fait quelque chose pour l'arrêter, qu'on a tenté de sauver le drame.
Mais moi je n'avais pas faim.
La sensation de nausée persistait.
Quelque part, il y avait cette femme.
Quelque part il y avait cette femme qui avait enfin pu raccrocher.
Peut être.
Mais j'imaginais le tsunami dans sa tête.
J'imaginais le temps qu'il allait lui falloir pour tenter de se calmer.
J'imaginais les battements trop rapides de son coeur.
La valse folle de ses pensées.
Quelque part, je le savais, il y avait cette femme.
Une femme prostrée.


Crédit photo : Stéphane Broc

4 commentaires:

  1. C'est insupportable. Heureusement que tu es intervenue. Malheureusement on ne fort pas murex pour ça! Micheledechateau

    RépondreSupprimer
  2. Cette histoire nous est arrivé, une fois, chez ma sœur. Son voisin du dessus qui criait sur sa femme, sa femme qui hurlait sur son fils, sans qu'on comprenne bien qui avait commencé, ni pourquoi. Mais c'était d'une telle violence qu'on a envoyé nos hommes, avant d'aller appeler la police qui a calmé, écouté, encadré ça. Et même si ça n'a pas changé grand chose, au moins on a fait. On a été même les seules personnes de l'immeuble à réagir. :-/

    RépondreSupprimer