vendredi 30 mai 2014

Les mercredis au bord de la folie ...


Lorsque j'avais 17 ans, je n'avais pas d'enfant.
Les mercredis ne rimaient pas encore avec taxi ou activités en tous genres, avec petits copains et crêpes à gogo ...
Lorsque j'avais 17 ans, les mercredis, je n'allais pas au cinéma avec mes copines.
Je n'allais pas retrouver en douce un petit ami.
Je n'allais pas apprendre à jouer du piano, de la guitare, je n'allais pas à un cours de danse ou de dessin.
Lorsque j'avais 17 ans, j'avais une maman malade.
Une maman souvent hospitalisée.
Alors j'allais à l'hôpital.
Je prenais le bus depuis l'appartement, puis le train jusqu'à Paris, puis le métro jusqu'aux Invalides.
Rien que ce mot ...
Quelle ironie du sort hein ?
Elle était toujours hospitalisée aux Invalides, elle qui ne pouvait alors plus bouger aucune partie de son corps meurtri.
Mais à l'époque, elle pouvait encore parler.
Alors j'allais passer mes après midis, qu'il pleuve, qu'il fasse grand soleil, dans cette chambre d'hôpital.
Parfois, je tentais une sortie avec elle.
Fauteuil roulant, motivation, on sen sortait pas si mal et on pouvait aller mettre le nez dans les jardins pour voir que la vie suivait son cours normal au dehors ...
Alors que dans cette chambre, dans ces couloirs, c'était comme une petite mort.
Les cris des patients qui souffraient.
Les infirmières, pas toujours gentilles.
Les médecins, définitivement des connards hélas pour ceux que j'ai pu croiser.
Je me souviens de cette hospitalisation où on ne lui avait pas attribué de séances de kiné.
Ses membres se bloquaient totalement, jour après jour, quand la maladie gagnait du terrain.
On ne pouvait pas lutter, mais on pouvait ralentir un peu le fil des choses.
On pouvait, surtout, lui éviter de trop en souffrir.
Les séances de kiné avaient ce pouvoir là.
Mais le médecin avait décidé que c'était inutile.
Du haut de mes 17 ans, j'ai dit à ma mère ce que je lui disais toujours ...
"Attends, je vais voir, je vais trouver une solution, ça va s'arranger, on va y arriver !".
Inversion totale des rôles, oui, je sais.
Abandon total de mon enfance, oui, je l'ai compris bien après.
A cette époque, je ne me posais pas encore de questions sur ce que ça me faisait, sur ce que ça me ferait, ce rôle de mère-infirmière-soldat ...
J'y suis donc allée avec toute l'énergie de ma jeunesse.
Avec une petite boule au ventre, aussi, quand même.
J'ai traversé le pavillon pour atteindre le bureau du médecin responsable du dossier de ma mère.
J'ai frappé, timidement, puis plus fort.
Je suis entrée.
Il m'a demandé ce que je voulais, d'un ton déjà exaspéré.
J'ai ravalé la petite boule qui était remontée de mon estomac vers ma gorge, et j'ai débité mon petit laïus, bien préparé durant mes déambulations dans les couloirs.
"Vous comprenez, si elle n'a pas de séances de kiné, ses muscles se tétanisent encore plus vite, et ça finit par la faire souffrir terriblement. A la maison, elle a une séance par jour et c'est vraiment important vous savez !".
Il m'a toisée et m'a répondu d'un air horriblement cynique : "Parce que vous êtes médecin vous maintenant ?"
Je n'ai pas su quoi répondre.
J'ai encaissé le scud.
Il avait tapé dans le mille.
Je me suis cependant fait violence pour garder la face et lui répondre.
"Non je sais bien, mais vous savez moi je vis avec elle à plein temps, c'est très souvent moi qui la soigne, je la connais par coeur, je sais ce dont elle a besoin".
Il m'a éconduite le plus sèchement du monde, sans même un regard.
"Jeune fille je connais mon boulot, ce n'est pas une gamine de 17 ans qui va me donner des leçons vous pouvez disposer !".
Je suis sortie hagarde.
J'avais échoué.
J'avais échoué et je n'étais qu'un pauvre merde, il me l'avait bien fait comprendre.
J'ai couru jusqu'au bout du couloir, je me suis engouffrée dans les escaliers et là, enfin cachée, enfin à l'abri de ce monstre sans coeur, j'ai pu m'écrouler et cracher mes sanglots ...
Ce n'était pas juste.
Oh non, ce n'était tellement pas juste !
Qu'elle endure cette souffrance parce qu'un con l'avait décidé. ...
Que je sois toute seule pour la défendre, alors que moi même je ne savais pas comment me protéger ...
Que je sois condamnée à repartir, à quitter cette hôpital et à la laisser là, toute seule, désemparée, sans aucun moyen d'appeler à l'aide, sans aucun moyen pour se défendre ...
Cette angoisse, toute cette angoisse qui débordait par flots continus de mes yeux rougis ...
Et ces cris d'animal blessé que je poussais sans même m'en rendre compte ...
Et ce souffle que je parvenais pas à retrouver ...
J'ai fini par me calmer pourtant.
Il le fallait.
Pour moi.
Pour elle surtout.
Parce que je ne pouvais pas ajouter à sa douleur, à ses propres angoisses, à sa honte de devoir compter sur sa propre fille pour la défendre.
Je ne pouvais pas lui imposer ça.
Alors je me le suis imposé à moi.
Je me suis obligée à me consoler moi même.
Je me suis forcée à taire mes inquiétudes et mon désarroi.
Je l'ai gardé pour moi.
Je l'ai gardé en moi.
Profondément enfoui au coeur de mon silence.
Dans le mausolée de ma souffrance.
Au coeur de mon immense solitude.
J'ai tu.
J'ai tenu.
La semaine suivante, lorsque je suis allée la voir, il y avait auprès d'elle un kiné.
Il avait ordre de venir 2 fois par semaine.
C'était une victoire pourrait-on dire.
Sans doute.
Et pourtant, pourtant, ça ne m'a pas consolée.

14 commentaires:

  1. Tes mots touchent toujours les sujets avec une belle précision. Merci. Te lire me fait énormément de bien.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci mon pote !
      Venant de toi c'est un précieux cadeau ...

      Supprimer
  2. Te lire me serre le coeur, me donne mal au ventre, me bouleverse...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis désolée L'ange ...
      Et en même temps non, car c'est rassurant pour moi de voir que ça ne remue pas que moi ...

      Supprimer
  3. ma bichette...

    j'ai l'impression que Baptiste Beaulieu écrit juste pour toi...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu vises juste Opio, si tu savais combien de fois j'ai pensé lui écrire !

      Supprimer
  4. Ce qui me fait le plus mal au coeur en te lisant c'est de constater le nombre de connards auxquels tu as été confrontée alors qu'il t'aurait fallu une armada d'anges pour te consoler et te soulager un tout petit peu. J'espère-je suis sûre - que la vie que tu t'es construite te rend un peu ce que ta pauvre maman n'a pas eu le temps de t'apporter.
    D.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai que les rencontres n'ont pas toutes été belles ... Mais il y a eu aussi des gens qui m'ont aidée, je te rassure ! Et puis surtout, avec le temps, j'ai compris que la seule personne qui pouvait vraiment prendre soin de moi ... c'était moi !
      Alors j'y travaille, autant que je peux.
      En écrivant par exemple.
      Merci à toi de me lire et de me laisser trace de ton passage :)

      Supprimer
  5. quand on te lit on boit la tasse comme dans une enorme vague. Ce que tu racontes la est tellement terrible, cette impuissance des petits face a la connerie de ceux qui "savent mieux" et decident...brrrrr et t imaginer si petite dans ce monde de brutes. elle devait etre tellement fiere de toi ta maman...je t embrasse fort.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ce qui est "drôle" Lilou c'est que j'ai la même sensation d'apnée au moment où les mots commencent à sortir de ma tête, de mon coeur, pour atterrir sur le clavier ...
      Merci pour tes mots si doux, j'espère qu'elle était fière de moi, comme moi j'étais fière d'elle !
      Je t'embrasse aussi ...

      Supprimer
  6. Je comprends que ça ne t'ait pas consolée mais c'est malgré tout une victoire. Les hommes ont (souvent) (pas tous) (mais j'en connais un trèèèèès bien) cette incroyable propension à rejeter toute idée qui ne vient pas d'eux. A la jeter aux orties sans autre forme de procès.
    Pour après y réfléchir, la reprendre et l'accepter.
    Je sais comme ça fait mal.
    Je sais aussi maintenant qu'au bout du compte, c'est moi qui gagne à presque tous les coups. Même si je dois mettre ma fierté dans ma poche avec mon mouchoir par-dessus.

    Tu peux être fière de toi, c'est le résultat qui compte.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ca fait mal quand même, ce déni de notre parole, de notre existence même ...
      Mais tu as raison, il faut parfois se concentrer sur le résultat ...

      Supprimer
  7. Ahhh bah voilà, j'ai le rimel au niveau du menton et des grandes rigoles noires sur les joues. Pfiouuuuuuuu !
    PomPom

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Désolée Pom Pom ...
      Ici c'est vrai que parfois on rigole noir ;) !

      Supprimer