lundi 31 mars 2014

"La prochaine fois c'est toi qu'ils vont appeler".


"Ils m'ont appelée et auditionnée".
Elle a dit ça et le beau sourire habituel avait quitté son visage.
"Tiens toi prête.
La prochaine fois c'est toi qu'ils vont appeler".
J'ai senti comme un vent glacé entrer dans la pièce, pourtant chaude et rassurante.
J'ai senti un goût amer dans ma bouche.
J'ai senti qu'il allait falloir se préparer à raconter.
Encore et toujours des sacs à vider.
Encore et toujours des mots à sortir.
Cette séance de photos, à laquelle mes parents m'avaient un jour envoyée.
Ce photographe amateur que tout le monde adorait dans le quartier.
Un artiste qui s'ignore, on disait.
Un talent pas possible pour photographier les enfants, on ajoutait.
Et chacun d'envoyer sa fille dans cette chambre lambrissée et mansardée.
Je revois le dessus de lit en patchwork.
La lumière entrant par le velux.
La moquette douce.
Les mots feutrés.
"Tu as de très beaux yeux tu sais".
"On va te maquiller un peu tu veux bien ?"
"Voilà regarde vers moi c'est parfait".
"Maintenant un petit peu sur le côté".
"Et puis peut être que tu pourrais déboutonner un peu ton chemisier ?"
"N'aie pas peur c'est juste pour que la photo soit plus jolie".
"D'ailleurs je fais de très belles photos regarde je vais te les montrer".
"Tu vois c'est ma fille".
"Elle est belle non ?"
"Elle est même très belle c'est vrai".
"Elle est nue, oui, mais c'est très beau la nudité".
"Il ne faut pas voir honte".
"Il ne faut pas se cacher".
Qu'est ce que tu peux répondre ?
Qu'est ce que tu peux dire à 8 ans quand tu vois cette jeune fille nue prise en photo par son père ?
Qu'est ce que tu peux faire quand tu es seule, toute seule, absolument et désespérément seule dans cette maison avec cet homme, l'ami aimé de tout le quartier ?
Je ne sais pas ce que j'ai dit, ni ce que j'ai fait exactement.
Mes souvenirs sont complètement tronqués.
Mais je sais qu'il ne m'a pas touchée ce jour là.
En tous cas pas physiquement.
Mais lorsque quelques temps plus tard mes parents ont été contraints de nous envoyer chez des amis pour le week end, car ils devaient aller rencontrer un médecin pour ma mère, j'ai tremblé je dois l'avouer.
"Toi et ton frère vous allez passer deux jours chez A.".
J'ai crié, pleuré, supplié mais ils n'ont pas compris, et face à mon caprice ils nous ont quand même déposés.
Je n'ai pas quitté mon frère de la journée, je le suivais pas à pas.
Il en a eu assez et il a réussi à filer.
Je me suis mise à un bureau pour dessiner, pour occuper mon esprit sur le qui vive.
Il a frappé à la porte de ma chambre.
"J'i laissé un mot pour toi sous ton oreiller".
C'est tout ce qu'il a dit.
Et puis il est sorti.
Le mot disait en substance ceci :
"Tu me rappelles mon amour d'enfance, tu es si jolie. Je pense à toi souvent. Et toi, est ce que tu penses à moi ? Est ce que tu m'aimes aussi ?".
Il avait 40 ans.
J'en avais 8 ou 9.
Je tremblais en déposant la feuille sur le bureau.
Je ne savais plus quoi faire, plus quoi penser.
J'étais totalement terrorisée.
Je me souviens avoir écrit, avec mes mots enfantins, un tout petit "Je ne sais pas quoi répondre".
Et je me suis enfuie pour retrouver mon frère.
J'ai passé le reste du week end sur des charbons ardents, totalement collée à mon frère, m'enfermant fiévreusement dans les toilettes ou dans la salle de bains.
Je n'ai jamais été aussi soulagée qu'en voyant mes parents arriver pour me rechercher.
Je n'avais rien.
Tout allait bien.
C'était passé.
J'ai tenté comme j'ai pu de me rassurer, de me consoler.
Je n'en ai pas parlé.
Je n'ai pas dénoncé.
Mais je n'ai plus jamais accepté d'y aller.
Des crises de colère comme jamais.
J'ai tenu bon.
J'ai refusé.
J'ai longtemps eu peur.
J'y ai souvent repensé.
Ca me dégoûtait.
Ces mots d'amour qu'il avait osé poser sur le papier.
Ces mots et ces gestes totalement déplacés.
Ca m'a longtemps hantée.
Pourtant j'ai eu de la chance.
Je le sais.
Moi il ne m'a marquée que psychologiquement.
D'autres ont eu bien moins de chance.
D'autres qui aujourd'hui ont osé parler.
D'autres qui ont eu l'immense courage de tout dénoncer.
Après toutes ces années.
Elles sont si fortes d'oser affronter le passé.
Je les admire.
Je les soutiens comme je peux.
Je serai là pour parler, pour raconter, pour dénoncer.
Je me tiens prête.
Elle me l'a annoncé.
La prochaine fois, c'est moi qu'ils vont appeler ...


6 commentaires:

  1. Je lis et relis....c'est beau comme toujours. et je ne trouve pas les mots.
    Dépose tout, sans trier, on va tout prendre, on va gérer. et tu repars, toute légère.

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    1. D'où le dépôt d'ordures interdites évidemment ...
      Oui, je pose tout sans trier, merci d'être là sans jugement ...
      xxx

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  2. Alors là chapeau !
    PomPom

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    1. Ce sont elles qui sont courageuses Pom Pom tu sais, tellement courageuses !
      Je suis admirative de leur force et de leur détermination.

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  3. Mais non pas ça ... ma pauvre bichette... dans qqes jours un proces s ouvre pour une autre petite fille de 8 ans qui en a 9 de plus maintenant, il y en a trop trop trop des petites filles comme vous deux...

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    1. Moi j'ai eu beaucoup de chance Opio, mais c'est vrai ce que tu dis, elles sont si nombreuses, beaucoup trop nombreuses ces petites filles !
      C'est aussi pour ça que j'ai écrit ce texte, pour que les parents soient vigilants sans devenir paranos, pour que les petites filles devenues grandes osent parler aussi ...

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